Avocat au Barreau de Paris depuis 1990 et après une longue expérience au sein d'un prestigieux cabinet d’avocats parisien spécialisé en droit d'auteur, il fonde son propre cabinet en 2006, rejoint au cours de l'année 2018 par Nicolas Rebbot et Françoise Escoffier pour former MoRe AvocaTs.

Dans cet article, il livre pour Doctrine son regard sur les bouleversements apportés par le numérique dans sa spécialité, le droit de la propriété littéraire et artistique. Révolution ? Adaptation ? Nouveaux comportements ? Nouvelles limites ? Éléments de réponses ci-dessous.

Nouveaux droits, nouvelles limites, nouveaux modes d'exploitation... En quoi la propriété intellectuelle est-elle renouvelée par le numérique ? En quoi l’innovation contribue-t-elle à changer le droit de la propriété littéraire et artistique ?

Jean-Marc Mojica : Le numérique transforme nos sociétés, on le sait bien, dans tous les aspects de notre vie quotidienne. Il investit toutes les industries : le domaine de la culture et des loisirs n'a pas fait exception, ni le droit qui le régit. Le numérique ici étant vu autant comme une matière que comme un outil permettant de traiter cette matière. C'est ce qui fait la spécificité du numérique : il est à la fois outil et sujet d'étude, matière qui interroge le droit.

Je ne dirais pas qu'il a profondément bouleversé les fondamentaux en droit de la propriété littéraire et artistique. Malgré les nombreux débats qui ont fait rage, notamment sur l’(in)adaptation du droit d’auteur et les atteintes qu’il faudrait y porter, j'observe que les fondamentaux à la française ont résisté et ont évité une bascule dans un système de copyright à l'anglo-saxonne.

Les deux piliers du droit d'auteur [créés par les lois révolutionnaires de 1791-1793   instituant des droits patrimoniaux au profit de l’auteur [droit de représentation d’abord, droit d’édition – de reproduction – ensuite] qui consacrent un droit privatif et celui de percevoir une rémunération pour l’exploitation de ses œuvres par des tiers, et le droit moral, résistent et nous permettent de nous adapter à la révolution numérique.

Au final, j'aurais tendance à penser que le droit d'auteur n'a pas été bouleversé mais qu'il s'est plutôt enrichi et a consolidé ses bases. C'est toujours (sauf l’hypothèse de licence légale) l'auteur qui autorise ou interdit l'exploitation de son œuvre aux conditions qu’il détermine (même si ce droit exclusif, sur lequel il faut veiller, est régulièrement attaqué et remis en cause à travers notamment l’extension des « exceptions »). Le droit exclusif est sorti la tête haute face à ces nouveaux modes d'exploitation.

Il ne s'agit donc pas d'une révolution mais plutôt d'une adaptation, pour tenir compte de ces nouveaux modes d'exploitations. L'arsenal juridique a évolué, car qui dit nouvelles exploitations/communications (replay, podcast), dit aussi nouveau public. Mais nous sommes toujours sur les mêmes fondamentaux.

Quels autres effets liés au développement du numérique observez-vous  ?

Jean-Marc Mojica : On pense naturellement au développement de la contrefaçon, pour laquelle Internet est un terrain de jeu propice (avec la question de l'identification et de la responsabilité des nouveaux acteurs ?) et aussi au plagiat, qui désigne l’emprunt non autorisé d'une œuvre existante pour en créer une nouvelle. Mais là encore, où s'arrête l'inspiration, où commence le plagiat ? Ces comportements sont naturellement facilités par l'accélération avec le numérique de la circulation des œuvres et donc un accès facilité aux œuvres (grâce à la photographie notamment).

Un autre phénomène est également frappant si l’on observe que l'ensemble des actes juridiques eux-mêmes, les pratiques d'avocats aussi, deviennent des sources potentielles d'entraînement pour créer des modèles d'intelligence artificielle. On passe la frontière : les effets du numérique sur le droit dépassent le numérique comme outil de travail. Dans ce cadre-là, l'acte juridique lui-même devient en soit un sujet de préoccupation, puisqu'il pose des questions relatives à la propriété intellectuelle du contenu et des données. Prenons ainsi l’exemple des modèles d’actes - assignations, contrats, … - qui vont servir à mettre en place des algorithmes d'intelligence artificielle. Cela pourra permettre la restitution d'informations pertinentes, et il n'y a pour le moment pas de cadre juridique satisfaisant.

Est-ce que les enjeux de la protection intellectuelle vous semblent suffisamment compris et débattus publiquement ?

Jean-Marc Mojica : Les débats ont souvent un train de retard. Mais on peut compter sur les groupements (professionnels, syndicats) pour faire ce qu'il faut en termes de veille juridique et de lobbying de manière à ce que les enjeux soient compris et débattus. Je reste néanmoins un peu réservé sur la rapidité d’adaptation.

Toutefois, en 1996, l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle tirait déjà les conséquences du numérique pour l'accès aux œuvres. Il reste certain que la technique ira toujours plus vite que le droit. C'est le même type de reproche qu'on a pu faire à Hadopi : les outils à disposition et le cadre juridique étaient dépassés avant même la mise en œuvre de cette autorité.

Il m’apparaît en ce qui concerne l’intelligence artificielle, que les débats sont encore insuffisants. Si l'IA utilise des données publiques, cela ne pose aujourd’hui pas de difficultés. En revanche, si elle concerne des contrats, actes de procédure, assignations, il n'y a pas à ce jour de cadre clair pour traiter de l'exploitation de ces données. Il reste beaucoup à dire et surtout à faire.

Comment décririez-vous les principales évolutions du métier d’avocat en droit de la propriété littéraire et artistique ?

Jean-Marc Mojica : Lorsque j'ai commencé à exercer le métier, très peu d’avocats disposaient d'un ordinateur. J'ai été aux premières loges de l'évolution des sauvegardes. Par pudeur et sans rien dévoiler sur mon âge, je suis passé de la sauvegarde sur disquette au cloud.

Ce qui a changé, c'est d'abord la meilleure organisation des données et des documents travaillés par l'avocat. L’autre aspect, qui n’est pas des moindres, c'est bien sûr la rapidité d'exécution.

Cela oblige aussi l'avocat à une certaine rigueur, mais surtout à se mettre à jour autant sur les implications légales de ces changements que sur la technique elle-même. Et cela peut se faire notamment au travers des Legaltechs. Cela requiert de la réactivité, une certaine forme de curiosité, nécessairement une petite dose d'appétence. De ma fenêtre, je remarque que la profession d'avocat est riche, diversifiée, bien sûr, et que la quasi-totalité de mes confrères a bien apprivoisé les nouvelles technologies.

Pour ma part, je ne crois pas à une question d'âge. Les outils numériques sont devenus la norme, nous devons nous adapter sinon nous ne pouvons plus exercer. Cela vaut quelle que soit la génération.

Quelles sont les difficultés rencontrées dans votre pratique quotidienne et comment l’innovation peut apporter des solutions à ces difficultés ? Comment appréciez-vous l'apport des Legaltechs ?

Jean-Marc Mojica : Aujourd'hui, l'information est continue, elle est partout. Cela ne signifie pas nécessairement que nous sommes submergés par celle-ci, bien au contraire j’estime que l’on peut encore se tenir à jour. Cependant, si l'on prend l'exemple de Doctrine qui applique sur sa base de données un moteur de recherche alimenté par l'intelligence artificielle, cela va bien plus loin que la possibilité d'aller chercher une décision dans une bibliothèque. C'est un vrai service supplémentaire.

Si l'on regarde d'un peu plus près ce que font les Legaltechs, on remarque qu'elles n'ont pas tout révolutionné dans la pratique du droit. Mais elles l'ont largement modernisé en optimisant le temps consacré à des tâches indispensables, et en y apportant une valeur ajoutée qui est celle de l'accès facilité à l'information.

Ainsi, dans le cas d'un moteur de recherche basé sur l'IA : l'avocat n'a plus à trier l'information par lui-même. Seules les informations pertinentes et contextualisées remontent.

Le 2ème apport que l'on peut mettre au crédit des Legaltechs, c'est le déchargement du travail de production et de traitement des actes juridiques (contrats, conclusions).

Mais dans tous les cas, l'intelligence artificielle ne produira pas le contrat de A à Z. L'intervention humaine sera toujours nécessaire et indispensable. Il faut concevoir l'IA comme un gain de temps, une efficacité, un "coup de pouce" supplémentaire pour accéder à de la donnée à laquelle nous n'aurions pas nécessairement pensé dans un premier temps.