Bruno Cathala est conseiller à la chambre criminelle de la Cour de cassation depuis septembre 2017. Auparavant, Bruno Cathala a notamment été le premier greffier de la Cour pénale internationale et le premier président de la cour d’appel de Douai. Il évoque ici son expérience internationale et les défis pour la justice de demain.
AD : Vous avez une grande expérience internationale : qu’avez-vous le plus appris de vos collègues étrangers ?
BC : Je suis surpris par votre question.
Je m’explique. Je suis revenu de la Cour pénale internationale (CPI) depuis 10 ans, jour pour jour, et c’est quasiment la première fois que l’on m’interroge sur ce que j’ai pu apprendre dans un autre environnement. Et je ne suis certainement pas un exemple isolé. Qui interroge le juge d’instance de Calais pour lui demander ce qu’il a appris, ce qu’il en a retiré et comment on pourrait faire pour améliorer l’institution judiciaire, après avoir passé plusieurs années à servir dans cette juridiction ? Personne. La seule question qu’on leur pose est combien rédigiez-vous de décisions ?
C’est là une des difficultés de notre institution. Que l’on retrouve à tous les étages, si je puis m’exprimer ainsi.
Prenons un exemple, en rapport avec vos préoccupations : l’informatisation de la justice. Demande-t-on aux juges, procureurs, greffiers et fonctionnaires de justice de quels outils informatiques ils ont besoin pour travailler ? Non ! On leur dit : « Voilà ce qu’on a pensé pour vous au ministère. » À prendre ou à laisser. Et d’habitude, c’est livré avec du matériel que je qualifierais de « domestique », c’est-à-dire du même type que celui que vous pouvez avoir chez vous. Alors que l’on traite des dossiers énormes, on nous a gracieusement affecté des scanners page par page. Comment avec ce type de matériel un greffier d’instruction peut-il avoir le temps de dématérialiser les procédures ?
Et puis sans la signature électronique, le greffier frappe sous la dictée du juge, il imprime le document, il le fait signer et ensuite on le scanne ! La signature électronique est aussi une condition sine qua non pour faire fonctionner des échanges sécurisés entre les juridictions et les avocats. Dans ce dernier domaine, d’ailleurs, alors que de nombreuses pièces doivent être échangées entre les juridictions et les avocats, la capacité d’information qui peut transiter par les tuyaux de communication que l’on nous ouvre est extrêmement faible !
Et après on entend : « Votre institution est rétrograde, elle ne veut pas se moderniser. » C’est exactement le contraire ! On voulait le faire, mais bon nombre des acteurs judiciaires se sont épuisés au quotidien. Vous ne pouvez pas savoir combien de juges, de procureurs, de greffiers, dans les juridictions, se débrouillent pour faire fonctionner des outils, très souvent extrêmement pertinents, qu’ils bricolent dans leurs coins. Seuls. Et quand ils partent, l’outil périclite parce qu’au XXIe siècle, vous n’avez pas, dans des grandes entités juridictionnelles comme la cour d’appel de Douai, par exemple, un service informatique dédié composé de professionnels de l’informatique. Pas de “help desk” dans les palais de justice ; pas de directeur informatique. Pas une personne dans la troisième cour de France pour faire cela ! Si vous avez un problème, vous ouvrez « un ticket ». On — qui est-il ? — vous répondra quand ce sera votre tour !
À la Cour de cassation, sous l’autorité du premier président, il existe un service informatique digne de ce nom. Ça change votre vie ! Mon choix est donc vite fait. Il faut arrêter de centraliser tous ces services au niveau du Secrétariat général du ministère de la Justice qui ignore les spécificités du travail d’un juge, d’un greffier, d’un procureur et qui a des priorités qui ne sont pas, et c’est normal puisque ce n’est pas sa fonction, celles des juridictions. Qu’on donne aux juridictions, sans barguigner, avec un contrôle a posteriori, les crédits nécessaires pour acheter ce dont on a besoin « après la prise informatique ». Il faut que le ministère comprenne qu’il faut laisser les cours d’appel s’en occuper, en ayant certes défini auparavant des cahiers des charges de compatibilité. Pour ce qui est « avant la prise », c’est à dire les réseaux, je pense qu’il est plus sage que l’État s’en préoccupe, à condition qu’il comprenne nos besoins. Mais là, ce n’est plus notre métier.
Pour revenir sur votre question, c’est une des choses que mon temps passé dans les juridictions internationales m’a confirmé : l’indépendance de la justice est en lien très étroit avec l’administration de la justice. En tant que greffier de la CPI, je négociais directement le budget de la juridiction avec les États parties, ce qui m’obligeait à opérer des choix, à contrôler nos process, à définir nos priorités budgétaires. Le greffe est la machine qui permet à la CPI de fonctionner, il en assure le Secrétariat général, la communication et les relations diplomatiques.
Il n’y a pas de justice sans administration de la justice. Et cette administration de la justice n’est pas celle d’une entreprise privée ou d’un État. En effet, la justice n’est ni un service public — même si elle rend un service au public — ni un service privé. Elle rend relativement peu de décisions par rapport au nombre important de conflits existants. La justice produit essentiellement du symbolique qui permet à une société d’exister. C’est pourquoi il est très important que l’administration de la justice soit conduite par des « judiciaires », d’une part, possédant une vision de ce que devrait être la justice française dans ce nouvel environnement mondialisé et, d’autre part, ayant comme préoccupation l’économie de la justice, c’est à dire ses coûts et la nécessité de faire des choix.
En comparant les systèmes de droit très différents existants dans les États membres de la CPI, j’ai ensuite mieux compris ce qui était au centre de l’office du juge. Cela m’a permis d’approfondir ce métier, que je pratiquais pourtant depuis des années. Dans la discussion avec les juristes du monde entier, on en vient à se demander : qu’est-ce qui est vraiment important ? Qu’est-ce qui relève plutôt de nos cultures ?
Par exemple, quand vous participez à une réunion dans laquelle tout le monde s’exprime évidemment en anglais et que vous parlez de “trial” ; sur la dizaine de personnes présentes autour de la table, il n’y en a pas deux qui comprennent la même chose. Pour les uns, le procès se résume à certaines phases de la procédure; pour les autres, au contraire, c’est l’ensemble du processus, avec de nombreuses options au milieu. Et ce, même au sein d’un grand système de droit. Il y a en effet de grandes différences au sein de la common law pratiquée en Angleterre, en Irlande, en Australie ou aux États-Unis. De même qu’entre l’Allemagne, la France, la Chine et le Japon pour la civil law.
AD : Quelles méthodes de la Cour pénale internationale faudrait-il importer dans les juridictions françaises ?
BC : La CPI m’a fait réfléchir sur la procédure pénale française et spécialement sur la place de chacun des acteurs.
Par exemple, sur l’institution du juge d’instruction. Quand on voit à la CPI que toute l’instruction est faite à l’audience, que le procureur produit ses pièces au dernier moment ; pièces qui peuvent être les mêmes ou légèrement différentes de celles des défendeurs, on comprend qu’il est intéressant d’avoir un lieu neutre où un juge supervise l’enquête, à charge et à décharge, sous le contrôle des parties. Cela a renforcé ma conviction que le principe du juge d’instruction était une bonne idée. En effet, le procureur est une autorité poursuivante. Il le fait évidemment de la manière la plus neutre possible mais son objectif demeure la poursuite, c’est sa « raison d’être », comme disent les anglo-saxons. Et en face, la défense doit démontrer la non-culpabilité de ses clients. Je trouve donc que l’institution du juge d’instruction, évidemment pour les affaires importantes, a beaucoup d’intérêt, et, je l’espère, aura de l’avenir. En effet, avoir un directeur de l’enquête impartial, qui en fonction des demandes des uns et des autres puisse opérer des choix, cela permet aussi d’économiser du temps et de l’argent — les investigations techniques sont de plus en plus onéreuses — et de préparer les bases d’un procès où l’on sait clairement, à l’avance, de quoi on va débattre.
Autre point, pour revenir deux secondes sur l’informatique : en 2002, quand on a construit la CPI, il n’y avait rien. Nous avons décidé de supprimer l’intégralité du papier et de dématérialiser entièrement les procédures. On gagne ainsi en temps, en efficacité et en qualité. Il est vrai que c’est encore plus important, quand vous avez un avocat à Londres et un autre au Brésil ! En France, on est malheureusement à milles lieues de cela… et pourtant on a des avocats à Lille et à Marseille !
Dans ces juridictions, j’ai également appris la nécessité d’une communication sur la justice. En effet, je suis entré dans la magistrature dans les années 1980, à une époque où pour un juge, il n’était pas correct de communiquer. C’est au contact de la justice internationale que je me me suis rendu compte qu’on avait changé de monde et que la communication uniquement « en défense », le dos au mur, donnait l’image d’une institution dont on ne parle que lorsqu’il y a des problèmes.
L’exemple qui m’a le plus frappé est celui du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Lorsqu’il est créé, en 1993, il n’est pas prévu de budget pour la communication. Du coup, c’est Slobodan Milošević qui va faire la communication de la juridiction pendant plusieurs années… dans son sens évidemment ! Le TPIY a mis beaucoup de temps pour essayer de récupérer sa réputation, auprès notamment de populations des Balkans.
En France, si les juges ne communiquent pas sur la justice, d’autres s’en chargeront : les politiques, les journalistes, les avocats… On peut attendre les bras ballants en se plaignant que ceux-là ne donnent pas de la justice une image exacte ! C’est aux gens de justice de prendre la parole. Mais évidemment, il s’agit d’une communication spécifique. La question est : comment communique-t-on sur la justice ?
AD : Les magistrats devraient-ils prendre plus souvent la parole sur les affaires en cours et les sujets de société ?
BC : Il faut tout d’abord différencier les procureurs des juges, car nous n’avons pas la même place, les mêmes objectifs.
Concernant les procureurs, je ne comprends pas, par exemple, pourquoi dans un procès d’assises, alors que les avocats communiquent beaucoup en dehors des prétoires, le procureur n’apparaît que très rarement. Il est exact que l’on constate une réelle évolution de la communication des parquets et c’est extrêmement positif. Beaucoup de procureurs sont devenus d’excellents communicants !
Les procès devraient être filmés. Le jour où l’on permettra de diffuser les images, filmées sous le contrôle des juridictions, il en sera fini des effets de manche dans la salle des pas perdus. Les acteurs judiciaires, sous le regard du public, devront faire évoluer leurs comportements. À ce titre, le live tweet est d’ailleurs une très bonne idée. Lorsque j’ai le temps d’en suivre quelques-uns, je suis impressionné par la qualité du travail journalistique réalisé.
Pour les juges, c’est plus délicat. Ils doivent préserver leur impartialité, le cœur de leur métier. Pour autant, on ne peut pas admettre qu’on médise d’un juge dans l’exercice de ses fonctions délicates. Il faut donc se répartir les rôles de communication entre les présidents de juridictions et les juges eux-mêmes. Si les juges sont les mieux placés pour parler de la justice en général, à l’inverse, ils ne peuvent parler de leurs dossiers.
Et puis communiquer c’est une pratique, une éthique et une discipline qu’il faut se donner pour conserver son impartialité. Jusqu’où peut-on aller ? Quand communiquer, sur quoi, sous quelles formes ? Chaque juridiction doit avoir un plan de communication qui pourrait être soumis à la discussion avec les journalistes spécialisés qui, je le pense, n’y verraient que des avantages.
AD : Après avoir travaillé dans plusieurs juridictions, vous êtes arrivé en septembre à la Cour de cassation : quel a été le plus grand enseignement depuis votre arrivée ?
BC : Puisque vous m’interrogez, je vais répondre, mais avec beaucoup de modestie car je n’ai intégré la chambre criminelle que depuis le mois de septembre 2017. Il s’agira donc de remarques de béotien.
J’ai tout d’abord été très impressionné par le souci de la qualité, préoccupation de tous les instants. Pour autant, cette volonté se trouve confrontée à la nécessité de « traiter » un nombre trop important d’affaires. Il n’est pas réaliste de penser que l’on peut s’occuper de 30 000 pourvois par an de la même manière que si l’on en traitait 3 000. Le premier président de la Cour de cassation a lancé le mouvement de cette prise de conscience. Il faut pouvoir prendre le temps nécessaire pour étudier chaque affaire, à l’inverse des juridictions du fond qui sont soumises à la tyrannie de la masse. Filtrer les pourvois qui seront jugés est une nécessité.
Le monde a fondamentalement changé, s’est complexifié et le système de décisions publiques, dont celui de la justice, doit évoluer pour répondre à la vitesse d’échange des informations et à la « déterritorialisation », phénomènes que l’on constate chaque jour plus prégnants. Dans ce contexte général, la justice française n’échappe plus à la concurrence des autres justices. C’est pourquoi la majeure partie des acteurs de la justice est aujourd’hui bien consciente que le système qui était pertinent il y a encore quelques années doit évoluer. À cet effet, diminuer le nombre de pourvois pour renforcer la qualité du contrôle exercé par la Cour de cassation est donc une nécessité. Il faut le faire en bâtissant un consensus sur ce sujet, notamment avec l’ensemble des parties concernées. Dans ce cadre, les juridictions du fond, particulièrement en première instance, devraient voir leurs rôles, et donc leurs effectifs, se renforcer.
Par ailleurs, nous devons trouver le juste équilibre entre la quantité et la qualité à la Cour de cassation. À la chambre criminelle, nous sommes quarante conseillers ! Nous débattons, nous échangeons entre nous, mais la Cour de cassation reste l’une des seules cours suprêmes du monde où les juges travaillent seuls, sans assistant. Les conseillers font tout le travail du début à la fin ! De l’artisanat comme au premier jour de notre première fonction ! Ce n’est pas une méthode pertinente de travail. Nous devrions diriger des équipes de juristes expérimentés, les superviser, leurs donner les directions de travail, corriger ce qui a été préparé. On peut le regretter mais la vraie plus-value des conseillers, c’est leur expérience. C’est pourquoi il est dommage qu’une grande partie de notre temps soit consacrée à un travail de recherche qui est celui d’un doctorant. La très grande et très variée expérience des magistrats de la Cour de cassation devrait être mieux utilisée. Tant du point de vue de la qualité du travail, que de celui de l’économie de la justice. Il faudrait démultiplier les équipes, avec deux assistants par conseiller. On pourrait dès lors baisser le nombre de conseillers, plus productifs, car mieux assistés.
L’autre question est celle de la rédaction. Comme je l’ai dit, j’ai été impressionné par l’attention qu’on porte aux pourvois et par la volonté d’y répondre de la manière la plus approfondie. Pourtant, quand vous lisez le produit fini, à savoir l’arrêt, l’ensemble du débat, souvent long et argumenté, n’apparaît pas. Il faudrait parcourir le rapport du conseiller rapporteur pour cela, et encore. Quand les parties ont « perdu », elles ne comprennent pas. Leur expliquer dans la décision, en quelques paragraphes, le débat et pourquoi on a choisi telle ou telle solution me paraît essentiel. Il faut donc se pencher sur la question de la rédaction des arrêts, comme l’ont dit tant le premier président, que le président de la chambre criminelle, et ce sans pour autant tomber dans des arrêts « fleuves » qui ne seraient pas beaucoup plus digestes ! Les enjeux sont nombreux : la compréhension des arrêts est réservée à un public d’ “happy few”, quelques avocats et des professeurs de droit. Mais une fois encore le public, les juristes étrangers et même nos collègues des juridictions ne comprennent pas toujours. Si l’on continuait avec une telle rédaction, il faudrait alors publier les rapports des conseillers rapporteurs et les avis des avocats généraux.
La modification de la rédaction a un autre intérêt. Le plus gros risque de l’intelligence artificielle appliquée à la jurisprudence est « l’effet performatif » [N.D.L.R. : aussi appelé principe de la prophétie auto-réalisatrice, quand l’annonce d’un résultat augmente ses chances de le voir se produire] : « 80 % ont jugé comme cela, il faut faire pareil ! » On peut réduire ce risque en modifiant la rédaction des arrêts et en permettant l’expression d’opinions dissidentes. En effet, l’actuel système majoritaire de prise de décision laisse à penser que celle-ci est une évidence et qu’elle est unanime, alors qu’elle a très souvent fait l’objet de débats intenses. Ainsi, en montrant qu’un des juges a pensé autrement, cela peut amener une distance et cela complexifie le raisonnement. La décision publique, dans une société complexe, pour être acceptée, nécessite qu’on montre que les arguments des parties ont été pesés et que l’on a choisi telle ou telle solution pour telle ou telle raison. La raison d’être de cette motivation succincte est historique : les décisions des cours royales n’étaient pas motivées, puis après la révolution cela a été un gage donné par le tribunal de cassation pour montrer que le juge n’était que la bouche qui dit la loi. Le contexte a évolué…
AD : Vous avez beaucoup écrit sur la médiation : quelle place voyez-vous pour la médiation demain ?
BC : Malheureusement, c’est un problème culturel. Aujourd’hui en France, si vous avez un conflit, on pense majoritairement que celui-ci ne sera bien réglé que devant le juge. C’est l’avis des citoyens mais également celui des avocats. Il faudrait donc faire comprendre qu’il est préférable en terme de paix sociale, mais également en terme économique, de trouver une solution avant de faire appel au juge. Nous avons cette culture du conflit, qui est le résultat de centaines d’années d’histoire de la justice avec un seul lieu de justice, sous le contrôle de l’État. À l’étranger, il y a d’autres manières de rendre la justice, par exemple chez les Inuits ou en Afrique. Et dans le monde anglo-saxon, on va finalement très peu devant le juge ! Pour des raisons de coût aussi certes…
Dans un grand nombre de conflits, aller devant le juge n’apaise pas la tension sociale ou familiale. C’est même malheureusement parfois le contraire. Un changement de mentalité est nécessaire. C’est bien de dire que la médiation ou la conciliation sont des modes de règlements des conflits aussi pertinents que le mode juridictionnel, mais il faut aussi des solutions techniques, pour limiter les freins à l’usage de la médiation. Il faudrait par exemple une aide juridictionnelle pour la médiation.
Mais c’est avant tout un problème culturel qui prendra des années à vraiment évoluer…
📷 Bruno Cathala, "Il ne faut pas confondre accès au droit et accès au juge", Dailymotion